HAIE DE DÉSHONNEUR

Après les applaudissements, les licenciements?

Nous avons appris que suite a la « Haie de Déshonneur » le 16 mai passé devant un hôpital public bruxellois, des participant·e·s auraient reçu des menaces de licenciements ainsi que de non reconduction de contrat.

Voici la lettre d’un médecin sur laquelle nous sommes tombés. Cette personne, participante à la Haie, non reconduit dans son contrat, s’adresse à la direction hospitalière.

Nous dénonçons fortement les intimidations et les menaces qui font suite à cet acte démocratique qui est celui de la liberté d’expression et de contestation.

Encore une fois, l’autorité patronale et politique semble vouloir museler la parole des soignant·e·s plutôt que de répondre aux revendications. Ce n’est pas de cette manière qu’ils viendront à bout de notre mécontentement, au contraire !

Nous apportons toute notre solidarité aux collègues qui subissent des pressions.

Continuons à lutter !

Nous avons pris soin de changer tous les noms des intervenant·e·s afin de respecter l’anonymat des victimes.

La lettre

« La « Haie du Déshonneur » et ses conséquences ou quand l’expression d’une contestation se voit sanctionnée à titre d’exemple.

Monsieur le Président, chers membres du Conseil d’Administration du CHU Saint-Pierre,

Je suis médecin urgentiste et ai réalisé l’essentiel de ma formation au CHU St-Pierre. Ces trois dernières années, j’ai exercé dans une autre institution tout en restant en contact permanent avec le Pr. Delacroix* et le Dr. Van Mheer* en vue de la création, au sein des urgences de l’Hôpital Saint-Pierre, d’une filière spécifique de prise en charge de nos patients les plus précaires et les plus chroniques. J’ai été finalement engagée en novembre de 2019 pour la mise en place concrète du projet. Le contrat proposé a été celui d’un CDD, à raison de deux jours par semaine, ce volume horaire était voué à être élargi ultérieurement et, de fait, après expérimentation sur le terrain et adhésion du personnel soignant des Urgences. Au mois de mars, le Dr. Van Mheer m’a proposé de doubler mon temps de travail mais nous avons choisi de formaliser les choses après la période pointue du Covid- 19 que nous traversions.

« visite de la Première Ministre »

Entre-temps, le samedi 16 mai a eu lieu la visite de la Première Ministre.

Le vendredi 12 juin dernier, le Dr. Van Mheer m’a annoncé la non-reconduction de mon contrat et ce, en conséquence directe de l’action désormais connue sous le nom de « Haie du Déshonneur » érigée à l’intention de la Cheffe du Gouvernement, à l’initiative d’un groupe médico-infirmier des urgences dont je fais partie.

Cette action aurait constitué, selon les explications que m’a fournies le Dr. Van Mheer une « rupture de confiance irrémédiable » ainsi qu’ « une sortie nette du cadre disciplinaire de l’institution ».

« les raisons de mon indignation »

Mesdames et Messieurs, cette lettre que je vous adresse n’est pas une sollicitation pour la prorogation de mon contrat même si je regrette le peu de cas qui est fait du projet de prise en charge des patients précaires aux urgences. J’ai pris le temps du recul nécessaire avant de m’adresser à vous, d’analyser les raisons de mon indignation qui, au-delà de mon légitime sentiment d’injustice (ce dernier n’affecte que ma petite personne), porte sur des droits et des valeurs fondamentaux qui sont bafoués. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles sont les raisons de mon incompréhension ? Celles de mon indignation ? Quelles sont les interrogations que cela soulève et que je souhaite partager avec vous ?

« Notre intention n’a jamais été d’indisposer notre hiérarchie »

L’incompréhension. Notre intention n’a jamais été d’indisposer notre hiérarchie : nous lui vouions, jusqu’au lendemain de cet épisode, une confiance et une estime unanimes, tant ses combats et sa gestion nous semblaient en congruence irréprochable avec ce que nous nous plaisons à nommer « l’Esprit Saint- Pierre »; c’est pourquoi, M. Patrick Lareyne* et le Dr. Van Mheer furent directement informés de l’intention du personnel de manifester son mécontentement. De même, à chaque étape de l’élaboration de l’action de contestation, le Dr. Hachard*, qui était notre relais vers la hiérarchie, l’a tenue informée des modes d’actions prévus.

Nous avions, initialement rédigé un discours portant les revendications et le mécontentement que nous souhaitions exprimer. Ce discours a été retravaillé à de multiples reprises pour répondre à deux exigences : la première était qu’il fasse consensus au sein du personnel, consensus nécessaire pour en assurer la légitimité; la deuxième était de répondre aux réserves formulées par notre direction : l’enjeu fut notamment de lui conférer une absolue neutralité idéologique.

Après de multiples changements d’avis de M. Lareyne à la veille de la venue de la Première ministre, il n’a finalement pas été autorisé ; ou, pour être absolument exacte, il a été autorisé à condition d’être prononcé (après libres modifications par la direction) par un chef médecin ou infirmier. Il va de soi que cette dernière contrainte était irrecevable.

Tous ces échanges directs, « à tu et à toi », entre M. Lareyne et le Dr. Hachard semblaient d’une parfaite cordialité à tous les membres de notre comité d’organisation qui ont eu l’occasion de les entendre. Au terme de ces négociations transparentes, continues, et attentives avec notre Directeur Général, nous avons opté pour la haie: un geste symbolique avait été explicitement toléré comme alternative par M. Lareyne et faisait consensus au sein des membres du personnel.

« les valeurs qui fondent  » l’esprit Saint-Pierre  » »

L’expression d’une légitime contestation nous semblait épouser les principes affichés par notre hiérarchie et les valeurs qui fondent « l’esprit Saint-Pierre ». Force est de constater que ce fut une illusion. Les semaines suivantes, peu nous a été épargné. Les allégations se feront disqualifiantes à l’égard du Dr. Hachard: il aurait « forcé » la direction à accepter notre geste par une attitude « agressive », « menaçante » et « revendicatrice ».

Quelques semaines plus tard, il fera l’objet d’une convocation devant le Conseil Médical. Étonnamment, il sera convoqué seul (alors que notre action était notoirement collective) et les raisons ne lui en seront jamais exposées. Cette convocation disparaîtra, dans le même flou sur les motivations sitôt après que mon éviction future m’ait été annoncée par le Dr. Van Mheer et qu’elle ait pu constater que (sous l’effet d’une certaine sidération) je m’y résolvais sans trop de résistances.

« les griefs de la direction »

La semaine suivant le passage de la Première, nous avions pourtant eu une première (et dernière pour ma part) occasion de dialoguer avec M. Lareyne. En présence du Dr. Van Mheer et une partie du groupe médico-infirmier à l’initiative de l’action, il nous avait exposé longuement les griefs de la direction, sa tristesse et sa déception concernant le procédé (et non le fond) de notre action, son regret de ne pas avoir été le vecteur de notre message (qu’il comprenait et respectait par ailleurs). Nous avions également pu lui exposer nos inquiétudes en rapport avec ce qui ressemblait à une campagne de discrédit et d’intimidation à l’égard du Dr. Hachard. Au terme de cette conversation, l’ accord était celui de la recherche bilatérale d’un apaisement et, surtout, le refus de la désunion pour le futur.

Voici donc pour l’incompréhension : quel est le sens, pour une direction, de mener une négociation avec son personnel pour en renier l’existence après-coup et solliciter dans la foulée l’ensemble des organes hiérarchiques de l’institution dans une démarche punitive à leur égard? Quel est l’interdit que nous aurions transgressé et qui mériterait une telle procédure disciplinaire? Le rôle d’une direction n’est-il pas justement d’énoncer clairement les interdits en amont d’un évènement annoncé? Quelles sont les valeurs, le « cadre », de notre institution qui auraient été malmenés par notre action à l’égard de notre gouvernement? Quel est l’apaisement et l’union que la direction souhaite obtenir par le biais d’une épée de Damoclès brandie sur la tête du Dr. Hachard et de mon éviction pure et simple?

« Respect Engagement Qualité Solidarité Innovation »

L’indignation. Revenons aux fondamentaux: « Respect Engagement Qualité Solidarité Innovation » Notre Haie portait en elle chacune de ces valeurs. Elle fut respectueuse dans la contestation ; elle portait la colère et le besoin impérieux de changement d’un personnel engagé pour la qualité des soins à ces patients et dont les efforts sont quotidiennement réduits à néant par des politiques gouvernementales restrictives; elle a démontré une belle solidarité, notamment entre différents services, différents corps de métiers, différents grades hiérarchiques, unis dans le même constat et les mêmes revendications; elle a également insufflé une solidarité encore vive et visible bien au- delà des murs de l’Hôpital Saint-Pierre.

Notre Haie a, aussi et surtout, permis de canaliser et donner une voie de sortie honorable à une colère non seulement absolument juste, mais également légitimée, depuis le début de la crise par notre direction. Cette colère, c’était inévitable, se serait exprimée d’une manière ou d’une autre, et nous avons su lui donner corps et forme qui n’entachent en rien l’image de l’hôpital. En cela, cette haie a permis, en définitive, de résoudre une épineuse équation pour notre direction, qui ne pouvait ni l’étouffer sans se désavouer et perdre ce sur quoi elle a bâti sa légitimité et ce par quoi elle a conquis le respect de sa base, ni la laisser s’exprimer librement sans prendre le risque de gestes ou de mots qui auraient durablement entaché la réputation de notre institution. De quelle rupture de confiance est-il alors question? De quelle sortie de cadre?

« punition à titre d’exemple »

Les interrogations. Comment me retrouvai-je en situation de taire ma révolte sur la place publique dans le but de préserver l’image extérieure d’une institution qui semble là fouler au pied toutes les valeurs qui font que l’Hôpital Saint-Pierre n’est pas un autre hôpital ? Comment pourrai-je continuer à apaiser la colère de mes collègues face à la punition dont je fais l’objet et la menace qui pèse sur mon collègue, quand celles-ci ne font sens que dans une rhétorique managériale brutale et autoritaire qui ne cadre aucunement avec les valeurs du service public? Comment accepter qu’à l’hôpital Saint-Pierre, un projet de filière spécifique de soins pour les plus démunis de notre société soit grevé par une éviction pour motif d’opinion? Comment dois-je comprendre que les Maitres de Stages qui furent les miens à une époque pas si lointaine puissent continuer à enseigner les principes libre-exaministes tout en acceptant qu’à l’expression digne d’une contestation, la sanction d’éviction puisse être arbitrairement appliquée sur un médecin de l’institution ? Comment ne pas voir, à travers le sort qui m’est réservé, une punition à titre d’exemple, une dérive paternaliste et autoritaire ?

Pour conclure, honorés membres du Conseil d’Administration, chacun sait que le choix d’exercer à Saint-Pierre ne s’opère pas pour des raisons pécuniaires, ni pour le confort des conditions de travail, ni pour la simplicité de gestion de nos patients. Les équipes du CHU Saint-Pierre participent de l’ honneur du service public. Elles sont mues par leurs valeurs humanistes sans lesquelles elles ne pourraient pas continuer à faire autant avec si peu. Elles sont en droit de revendiquer que leurs dirigeants leur assurent les moyens de l’efficacité sanitaire et de la disponibilité pour chaque patient, c’est ce droit qui fut défendu le 16 mai 2020. Mesdames et Messieurs, vous l’aurez donc compris, notre Haie portait la colère d’un personnel engagé pour la qualité des soins à ses patients; je m’enorgueillis donc d’y avoir activement participé et, au-delà d’une désillusion personnelle, c’est la défense d’un bien commun qui guide ici ma plume: la défense des valeurs du CHU Saint-Pierre qui m’ont nourrie pendant 13 ans et qui ont forgé ce qui, aujourd’hui, m’est reproché.
Au risque de figurer au rang des naïfs, ou des utopistes, je continuerai d’exercer ma mission armée de mes principes, principes que je croyais – encore – d’application dans notre chère institution. C’est donc triste mais la tête haute et forte de mes convictions que je m’en irai.

Il me restait à vous informer en tant qu’organe responsable et garant du respect des valeurs de l’institution, c’ est chose faite; oserais-je vous confier cette dernière interrogation: comment se fait- il que dans un Etat de Droit, mon entourage me fasse part de ses appréhensions; autrement dit, d’ici à la fin de mon contrat, que m’en coûtera-t-il encore de m’être adressée à vous?

Recevez, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil d’Administration du CHU Saint-Pierre, mes respectueuses salutations.

Leïla Benuard*. »

*nom d’emprunt