Les travailleur·ses de Saint-Luc sonnent l’alarme

Un soignant de la Clinique universitaire Saint-Luc a transmis à La santé en lutte un témoignage décrivant une situation inquiétante pour les travailleur·ses, provoquant départs, burn-out, et nuisant aux soins.

Les logiques manageriales inhumaines de la rentabilité nuisent gravement à la santé. La santé en lutte soutient activement les travailleur·ses de Saint-Luc. La santé n’est pas une marchandise, les travailleur·ses ne sont pas des machines !

Témoignez !
02 315 66 74 / lasanteenlutte@gmail.com


Madame, Monsieur,
Je suis Soignant aux cliniques Saint-Luc. C’est à partir de cette place que je me permets de vous écrire. Le constat que je vous dresse ici est généralisé et préoccupant quant à la bonne continuité des soins au sein de l’hôpital. La présence des soignants est menacée dans l’immédiat et à l’avenir. Des médecins partent en claquant la porte, peu d’infirmiers désirent travailler à l’hôpital, et les stagiaires toutes fonctions confondues nomment ce mal-être parfois dès leur stage.

Menace et manigances

Nous ne pouvons que constater avec effarement et effroi l’emprise managériale sur nos emplois du soin. Coupe de moyens au niveau du matériel et d’accès aux formations dans la plupart des unités, le “il faut serrer la ceinture” ou le “on fonctionne en enveloppe fermée” ou encore le “il faut combler avec ce qu’on a”. Tout ceci date déjà de plusieurs années. Pourtant, cela fait quelques temps déjà que les choses deviennent pour le moins étranges : compter les bics et constater des dépenses à coût de millions sans valeur clinique ajoutée. L’hôpital grandit ses espaces tandis qu’il se vide de son personnel. “Jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici, tout va bien….” Ben, non… en fait, et nous aurions aimé éviter l’atterrissage.

En effet, nous constatons que ce que nous avons relayé de maintes fois ne concerne personne au niveau décisionnel. Chacune des hiérarchies contactée, par nous soignants, tout en relevant les mêmes symptômes, renvoie la balle à un bien connu n+x où x est l’inconnue.

Soigner l’humain : « Hello ? Is there anybody in there ? »

Madame ? Monsieur ? Le soin n’existe que parce qu’il est habité, faut-il que ce soit si inaudible pour que ça ne soit désormais plus valable ?

Vous avez organisé le basculement de l’hôpital vers l’entreprise depuis un moment et ce à grand renforts de subsides, de décisions politiques nauséabondes (Mesdames De Block & Wilmès, on ne vous oublie pas). De fait, cela fait un moment que nous constatons, tous, ces incursions pernicieuses à cette notion, cette pratique du soin. Mais, et puisque vous semblez en douter, un petit rappel subsiste et rassemble : Il n’y a pas d’autre soin et il n’y en aura pas d’autre que celui que nous défendons ici et que nous pratiqu(er)ons.

Aujourd’hui, nous faisons ensemble le constat que cela ne va pas sans risque.
Aussi voyons-nous les absences se multiplier via des troubles, malaises, maladies, erreurs, manques, colères, frustrations. On peut penser sans trop risquer de se tromper qu’il s’agit bien là, déjà, d’une tentative des soignants de s’épargner, de se sauvegarder. S’“absenter” plutôt que d’être dépossédé de leur métier, de leur éthique, de leur morale, de leur capacité et leur désir d’en être (étiologie, étiologie…).

Et pour cause : avec le Covid, le voile duquel nous pouvions encore nous saisir pour tenir dans l’énorme baleine Saint-Luc est tombé. Les soignants, peu importe leur fonction, sont déplacés à l’envie, peu importe la spécialisation, l’ancienneté, les compétences propres. Le Covid a systématisé, de votre volonté, ce recours au soignant-machiniste ou, comment l’appeler pour faire comprendre… “appliquant de soins” ? “réplicant”.

Principe de base : dans l’urgence il s’agit de soutenir ce qui se fait de mieux pour contrer les effets de panique. La panique c’est faire absolument, souvent faire n’importe quoi quoiqu’il en coûte, pour en sortir. Nous ne pouvons pas dire qu’il s’agisse ici exactement de panique, car vous n’avez pas fait “n’importe quoi” même si ça en a l’allure. Vous avez organisé les choses dans un hors sens du soin, ce qui est différent.

Que ce soit lors de la première vague ou lors de cette fin de deuxième vague, l’organisation de cette entreprise hospitalière mal- traite. Ca déborde complètement, de partout, ça bave vulgairement, ça part en burn-out, en dépressions, en crises de larmes, en anxiétés majeures, en reviviscences traumatiques, ça, eux, nous, les patients, les soignants. Mais, le retour, pardon le “feed-back” (terminologie !) de ce n+x est : « nous avons très bien géré, nous n’avons pas eu de débordements hospitalier. »

Lorsque l’individu crie à la dépossession, le manageur répond avec la prime, un discours encourageant et remercie pour les sacrifices, de facto, consentis par le personnel. Un petit cadeau en fin d’année et “Merci patron !”.

Hôpital du futur ! ou le monde réellement renversé

Je manque de mots pour vous situer la violence avec laquelle ces consignes de travail liées au Covid ou à ce nouveau programme informatique ont été imposées aux soignants. Et ce par des personnes qui ne s’y retrouvaient pas. Ni dans cette violence dont ils se devaient faire les dépositaires ni dans ces consignes allant à l’encontre de leur métier et de leurs collègues. Je parle des cadres infirmiers, des chefs d’unités, des superviseurs d’assistants… tous en porte-à-faux, pressés et sommés.

Nous ne parlons pas encore ici d’éthique ni même de morale. Nous parlons d’impact. L’impact d’une logique économique et managériale sur une autre, celle, ici décrite par les conséquences de sa négation et son absence dans l’organisation de nos métiers, ayant comme valeur centrale le “soin” ou “ le truc là” si vous l’entendez mieux de la sorte.

Et puis ce programme, le TPI2, annoncé en grande pompe. Et puis ce basculement avec un show à l’amerlok en toc. Le tout “Certifié Platine”, en contre-plaqué canadien. Gavés par injections de procédures, on subit votre délirium. Nous sommes saoulés mais pas dupes !

Quel cirque. Quelle violence.

Bien sûr, vous le savez, que ça ne passe pas. En fait, vous le saviez depuis le choix même de ce programme, parce que ce n’est pas n’importe quel programme. A ce prix-là, vous l’avez choisi et peaufiné avec précision. C’est évident. Bien sûr, vous observez cette agitation panique du personnel médical, paramed, infirmier, AIA… Bien sûr. Il est difficile de ne pas cerner là de la malveillance organisée.

Quand, devant le patient Covid pétrifié d’angoisses, la question posée est de savoir quel code/projet de soin prévoir si la situation se dégrade, “il faut répondre monsieur ! Intubation ou pas ?” D’où ça vient ça ? Cette nécessité procédurière ? Lorsque, par exemple, les AIA sont contraints au mutisme structuré par ce programme informatique. Que les infirmiers ne sont plus appelés à rencontrer leurs patients pour faire leurs actes dorénavant dictés par un smartphone avec lequel il scannent encore et encore le patient, les médicaments, tout geste, pansement, couche, casse malencontreuse. “Facture !” Pas le temps de s’attarder pour savoir que le fils est décédé la veille : « Suivre la procédure affichée ! »

Quand les médecins prescrivent des médicaments depuis leurs chiottes, au domicile via leur appli de “l’hôpital du futur”. Pressés dans des heures impossibles, le travail partout tout le temps, pas le temps pour prendre le temps du soin au patient ou alors à la marge ou dans un acte de résistance. Chirurgiens ! Le modèle que vous vivez est devenu la norme ou est en passe de l’être pour tous les soignants, tous devant un organe, un acte technique et hop “Au suivant !”.

Grâce à ce programme et comme nous le savions, le secret professionnel n’est pas garanti. Un “bris de glace” pour protéger nos troubles, nos souffrances ? Brisons la glace, c’est une blague ? De son côté, il semble qu’une baguette magique ait rendu le secret professionnel partagé évident par fonction. Chacun pouvant consulter les agendas de chacun, noms des patients affichés. Il n’y a pas là un problème de légalité ?

De l’information informatisée à tout prix, tandis que la transmission interne pluridisciplinaire à l’équipe est complexifiée et la transmission orale rendue difficile voire impossible. Comment continuer à parler d’équipe, d’unité ? Avec quoi d’autre pensez-vous que les individus se soutiennent et se sont soutenues en temps de crise ? De vos chocolats et corbeilles de fruits ? De vos primes taxées ? A tout cela on répond : “c’est comme cela dorénavant.”

Pendant ce temps, dans la réalité du soignant, nous ne connaissons parfois pas même le nom du patient de la chambre en face. Le rythme entrée-sortie ayant été upgradé. Le plus terrible, c’est que dorénavant nous ne sommes plus amenés à le connaître.

Il s’agit de Big Data comme cette hiérarchie n+x se plaît à le raconter dans les journaux comme « un incroyable pari sur l’avenir, l’avènement de l’intelligence artificielle ! ». Quel délire…

Ce qui se devait d’être temporaire, issu de la surprise et du chaos de la maladie inconnue, se structure comme tel et se répète. Aussi ce courrier n’est pas un relais des risques, n’est pas une projection, il est ce qu’à notre sens, notre aptitude, notre compétence d’analyse, opère de manière systémique au sein de l’hôpital. Une sorte de “rapport” si vous voulez de ce qui a lieu et que vous générez depuis bien trop longtemps maintenant de manière éhontée.

C’est une guerre des mondes.