Le mépris…

Petit témoignage ce soir de ce que c’est de travailler en unité covid aujourd’hui, que j’ai envie de partager face à la nausée que me donnent toute une série de réactions et de mesures récemment.

Cela commence le matin, où en arrivant dans le service, tu as pratiquement tous les jours la boule au ventre d’apprendre si un des patients qui allait le moins bien est décédé pendant la nuit. Les bons jours on n’a pas à vivre ça.

Ni la force ni l’envie

Les mauvais, c’est avec un constat de décès qu’on commence la journée, parfois en retirant un pace-maker sur un corps que les infirmières essaient de rendre présentable en ravalant leurs larmes.

Alors tu écoutes le rapport de la nuit, les derniers paramètres de chaque patient. Tu dois téléphoner à la famille pour annoncer la nouvelle. Réveiller quelqu’un par un « Bonjour Madame, je téléphone malheureusement pour vous annoncer une mauvaise nouvelle »… Alors tu repousses. Tu repousses parce que tu n’en as ni la force ni l’envie. Parce que tu ne veux pas les réveiller avec un appel comme celui-là, parce que tu veux laisser à ces gens encore quelques heures loin du deuil et de cette souffrance.

Pendant la journée, tu réfléchis comment faire au mieux pour chacun. Toute la journée, tu vois toute une équipe, souvent épuisée, y mettre tout son cœur pour défier les pronostics les plus sombres ou parfois adoucir les fins les plus inéluctables.

Espérant que les choses iront mieux

Tu vois jour après jour, parfois heure après heure certains patients se dégrader. Alors tu majores les traitements, tu augmentes l’oxygène. Parfois tu sens les choses t’échapper, tu sais que tu ne pourras pas augmenter le débit d’oxygène éternellement, que les traitements ne feront pas de miracle.

Toute l’équipe voit les gens se dégrader. Les paramédicaux qui essaient tant bien que mal de maintenir le contact avec les familles en organisant des appels vidéos, les infirmières qui se démènent dans des soins lourds et complexes, les aide-soignant qui s’occupent des toilettes ou aident à manger des personnes qui étaient souvent habituées à pouvoir prendre soin d’elles-mêmes. Tu cours toute la journée en espérant que les choses iront mieux.

Tu tiens au courant les familles avec le plus d’honnêteté possible « oui nous sommes fort inquiets pour votre grand-père » […] « la situation est très délicate pour votre maman ».

Et puis il y a les soirs où tu te demandes si tu as bien fait, si tous ensemble et toi en particulier avons fait le maximum. Est-ce qu’on aurait pas dû changer l’antibiotique plus tôt ? Est-ce qu’on n’aurait pas pu faire tel examen ou pris telle décision ? Est-ce que j’aurais dû passer une dernière fois voir tel patient le soir avant de partir, pour essayer de lui redonner du courage ?

Heureusement, il y aussi les nouvelles qui donnent chaud au cœur. Des gens très mal en point qui finalement s’en sortent, qui redonnent à tout le monde du courage, et qui nous font combattre le pessimisme cru de la réalité.

Mais tout ça en fait, c’est pas grave. C’est pas grave parce qu’on l’a choisi, et parce que ça fait bien sûr partie de ce choix même hors covid. Ce qui est grave, et qui me met vraiment en colère, c’est le mépris et l’indécence incroyables que je constate souvent.

Mépris de la réalité

Un mépris de la réalité dans le discours de toutes celles et ceux qui ont minimisé voire nié les choses trop longtemps, ont reçu de nombreux médias un mégaphone pour répandre leurs idioties, et dont la plupart n’ont même pas la dignité de reconnaître leur erreur après coup.

Un mépris dans le discours anti-science qui s’ancre de plus en plus dans nos sociétés. Un discours qui trouve hélas un terreau fertile dans la méfiance généralisée (et légitime !) contre beaucoup de laboratoires pharmaceutiques tant ceux-ci ont prouvé à maintes reprises que leur priorité restait le profit avant tout.

Un discours anti-science parfois même relayé, même subtilement, par des personnalités politiques s’accordant le droit d’intervenir dans des choses auxquelles ils ne connaissent rien, et espèrent faire un bon coup de comm’ en ne respectant pas une quarantaine (coucou G-L Bouchez), en mettant en doute la parole d’experts (coucou la totalité de la NVA) ou en relayant des contre-vérités évidentes (coucou D. Clarinval, qui ici n’a surpris personne tant ses convictions climatosceptiques crasses parlent déjà pour lui).

Indécence révoltante

Et enfin une indécence révoltante. Dans les pressions exercées par certains contre les mesures de précaution prises, comme le VOKA, syndicat patronal flamand qui aura fait des pieds et des mains pour repousser le confinement, ou dans le non-respect des mesures dans un grand nombre d’entreprises (la moitié des entreprises visitées par l’inspection du travail ne les appliquant pas ou pas assez).

Je ne parle pas des gens, dont moi comme tout le monde faisons partie, qui en ont marre et souffrent du confinement. Celles et ceux pour qui cela signifie perte de revenus vitaux, limitation de liens sociaux ou dégradation d’une santé mentale déjà fragile. Ce qui est intolérable, c’est ceux qui refusent de s’astreindre aux mesures pour éviter une dépense publique que notre pays est largement capable d’assumer, ou pour garantir des revenus aux actionnaires dans des entreprises qui de toute évidence pourraient le supporter.

Nous ne vivons pas, contrairement aux bavardages habituels des néolibéraux, dans un pays pauvre et sans ressource. L’épidémie a un coût, mais notre pays a les moyens de le supporter. Il en va de l’honneur et de la dignité de notre société de choisir de privilégier l’intérêt collectif, et de supporter les décisions nécessaires. Toute la question est de savoir par quelles épaules.

La priorité au marché

Enfin, une indécence dans les déclarations de tant de « responsables » politiques. De Maggie De Block avec « si les infirmières se plaignent, c’est qu’elles ont du temps », à Sophie Wilmès (que tout le monde adore pour son bilinguisme…) qui recommandait il y a quelques années de baisser le nombre de lits d’hôpitaux, ou encore récemment Frank Vandenbroucke qui verse quelques larmes en conférence de presse, pour ensuite annoncer une éventuelle hausse de salaires pour les infirmiers…pour juillet 2021.

Une indécence en fait bien plus ancienne et généralisée, qui repose sur les tabous de l’austérité, la limitation des dépenses publiques, et une volonté inoxydable de donner la priorité au marché et aux dividendes, plutôt qu’aux services publics et à l’intérêt général. »

Nicolas Pierre assistant en médecine générale